• Verne, Hetzel et le succès

    Comment l'écrivain Jules Verne est-il devenu cet archétype populaire ? Comment ces deux mots de cinq lettres, Jules et Verne, sont-ils devenus une expression séparée de ses racines, symbolisant la modernité, l'aventure, le risque, l'exceptionnel et la nouveauté ? Pourquoi est-ce l'auteur qui a subi ce processus populaire et pas un de ses héros, comme Némo ou Michel Ardent ou Phileas Fogg ? Bien que Némo et Fogg aient également été utilisés, et avec succès, dans le domaine publicitaire, ils n'ont pas connu le destin sans précédent de l'expression "Jules Verne"

    C'est au début des années 1860 que l'éditeur Pierre-Jules Hetzel découvre le talent de Jules Verne. S'appuyant sur l'auteur,  pour promouvoir ses activités d'édition, Hetzel a orienté progressivement sa stratégie marketing sur le nom de Jules Verne. Un nom facile à retenir, deux sons simples, Jules et Verne. Il devient rapidement l'auteur phare des Editions Hetzel. La première étape a été franchie en 1866 par l'éditeur quand il a imprimé Voyages et aventures du capitaine Hatteras avec, pour titre générique, les Voyages extraordinaires. Un coup de génie, car à partir de ce moment-là, le nom de Jules Verne possède un attribut  : "extraordinaire". Tant et si bien que Paul d'Ivoi dut se contenter du titre générique de Voyages excentriques, beaucoup moins accrocheur. 

    Un autre coup de génie fut de faire de Jules Verne un feuilletoniste. Tous les quinze jours, les familles françaises pouvaient profiter du nouvel épisode d'un roman vernien. Le Magasin d'éducation et  une de récréation a assuré une présence continue du nom de l'auteur dans l'esprit des lecteurs. Hetzel négociait aussi avec les grands quotidiens de l'époque pour que les romans de Jules Verne y soient publiés sous forme de feuilletons. 

    Un autre succès marketing de Hetzel fut d'avoir l'Education nationale comme client. D'abord, il a créé sa Bibliothèque des Succès scolaires, une collection où de nombreux romans de Verne ont été publié. En plus de cela, il a revêtu les éditions illustrées de Verne de couvertures mentionnant un prix scolaire pour les élèves méritants des écoles de la francophonie. Procédé qui a assis la réputation de Jules Verne comme auteur pour enfants.  

     

     

      


  • Le 21 juillet 1895, à un haut fonctionnaire ironique qui lui dit " Mais c'est du Jules Verne ! " le général Lyautey répliqua : " Mais mon Dieu ! oui, mon bon monsieur, c'est du Jules Verne. Parce que depuis vingt ans les peuples qui marchent ne font plus que du Jules Verne - et que c'est pour n'avoir pas voulu " faire du Jules Verne " que le Comité d'artillerie a fait en 1870 écraser nos canons à chargement par la bouche par l'artillerie Krupp ; que le conseil des Ponts et chaussées a trouvé suffisante la digue de Bouzey, que la première crue a enlevée ; que toutes les académies retardent. Le téléphone, l'électricité, Chicago, le railway du Pacific, c'est du Jules Verne ! "

    Cette phrase célèbre marque le début du symbole, de l'icône "Jules Verne ", qui n'a plus rien en commun avec l'écrivain et son oeuvre. Jules Verne est devenu un concept, un archétype évoquant l'aventure.

    " Je suis un successeur de Jules Verne " affirmait Steve Fossett (1944 - 2007). Marin, pilote, aventurier, détenteur de 62 records de distances et d'altitude, Fossett n'avait probablement jamais lus Verne. Mais le 4 octobre 2004, l'avions expérimental SpaceShipOne est sorti de l'atmosphère terrestre avec, à son bord, un autographe de Jules Verne  : grâce à sa relation avec la société responsable du vol, Fossee a fait en sorte qu'une lettre signée par l'écrivain soit du voyage. Revenu sur Terre, le document est, depuis 2008, exposé dans la collection Jules Verne de la Maison d'Ailleurs, à Yverdon-les-bain en Suisse.

         Grâce à tous les produits secondaire générés par le nom de Jules Verne, et parce que les romans verniens n'ont cessé d'être publiés dans des éditions pour enfants, dans des versions abrégées, mutilées, parfois de manière telle qu'ils en sont devenus infantiles, Jules Verne a continué à être lu. Traduite en au moins 95 langues, l'oeuvre couvre toute la planète. 

     

     

     


  • Verne a été lu, mais rarement "adoubé" par ses pairs au motif que ses livres adressés à la jeunesse ne pouvaient être tenu pour de la littérature sérieuse. Et les efforts fournis, à partir des années 1950, pour réhabiliter l'écrivain par son écriture seulement ne rendait pas forcément compte de cet objet hybride qu'est le Voyage extraordinaire : certes des dizaines de milliers de pages formant les 62 romans mais aussi plus de 6000 illustrations, des mises à la scène par Verne lui-même de ces livres en féeries spectaculaire a pu être perçue par les académiciens et les "vrais" écrivains comme puérile et antilittéraire. 

       Verne est originale et intéressant pour cette raison, parce qu'il soulève des question littéraires non orthodoxes et qu'il n'est " pas forcément un écrivain ". C'est Jean Delabroy qui a osé ce doute puis la magnifiquement dissipé quand il a dit que Verne a été un écrivain non par ses livres , non par le travail d'âne de l'écriture mais par sa
    " possession de l'image ", images formidable qui tirent en avant chacun de ses livres. Au fond, l'illustration, le théâtre, les plaques de lanternes magiques, le cinéma et la télévision, le phénomène d'adaptation du texte découle de cette possession de l'image, de la dynamique "imageante" de cette imagination. C'est finalement ce trait - l'image à lire et à voir -, qui explique que Jules Verne ait pénétré si facilement le monde, que son héritage soit chaque jour plus florissant dans l'industrie culturelle, bien qu'on lise de moins en moins ses livres, comme les classiques en général. 
    Quand nous pensons à lui, nous ne voyons plus que de grandes images. C'est plus fort que nous, ou plutôt, ces images sont plus forte que nous.

     L'image, si elle a fait le succès de Verne, lui a joué des tours, dont celui, justement, de le réduire à une image : celle du pédagogue enchanteur de la jeunesse et du "père" de la science-fiction. 

    En France, le premier succès des Voyages extraordinaires était lié au "merveilleux scientifique" à la manière dont Verne avait fait de la machine un objet de spectacle et d'émerveillement, à une époque où chaque innovation technologique semblait le fruit d'une magie industrielle. La tombée en désuétude de ses grands romans s'explique en partie par le fait que les techniques qu'ils décrivaient ( la vapeur, les ballons... ) ont paru obsolète aux jeunes lecteurs des générations suivantes. Le monde de Verne a disparu dans la Grande Guerre, enfoui désormais sous la nostalgie du passé et de l'enfance.  

     

     

     


  •  Comte hongrois, Sandorf complote avec trois de ses amis contre l'Empire autrichien pour redonner son indépendance à leur patrie. Trahis, ils sont arrêtés, mais réussissent à s'évader. Quinze ans plus tard, un mystérieux docteur Antekirrt a mis en place toute une organisation dont les buts restent énigmatiques... 

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     Mathias Sandorf est la rencontre littéraire entre Jules Verne et Alexandre Dumas. Rencontre qui n'a rien d'accidentelle : Verne, chose très rare dans les Voyages extraordinaires dédie son roman publié en 1885 à un ami. Cet ami c'est Alexandre Dumas fils :

    " Je vous dédie ce livre, écrit-il, en le dédiant aussi à la mémoire du conteur de génie que fut Alexandre Dumas votre père. Dans cet ouvrage, j'ai essayé de faire de Mathias Sandorf le Comte de Monte-Cristo des Voyages extraordinaires. Je vous prie d'en accepter la dédicace comme un témoignage de ma fidèle amitié. "

    Ce à quoi Dumas fils répondit : 

    " Vous avez eu raison, dans votre dédicace, d'associer la mémoire du père à l'amitié du fils. Personne ne n'eut été plus charmé que l'auteur de Monte-Cristo par la lecture de vos fantaisies lumineuses, originales, entrainantes. Il y a entre vous et lui une parenté littéraire si évidente que, littérairement parlant, vous êtes son fils plus que moi. Je vous aime depuis si longtemps qu'il me va très bien d'être votre frère. "

    On peut s'amuser à relever les hommages à Dumas : la forteresse de Pisinon d'où Sandorf va s'évader n'est pas moins inaccessible que le château d'If, le fils d'un ami de Sandorf tombe amoureux de la fille d'un de ses ennemis, comme Maximilien Morel et Valentine de Villefort chez Dumas.  

     Les "dunasiens" n'aiment d'ailleurs pas beaucoup ce livre, qu'ils voient surtout comme un plagiat manquant de profondeur? Ils ont tort. Ce n'est d'ailleurs pas la seule fois que Verne se livre à ce jeu de l'hommage : avec Le Sphinx des glaces, il avait donné une suite aux Aventures d'Arthur Gordon Pym d'Edgar Poe. 

    Mathias Sandorf est aussi parmi ses romans l'un de ceux où Verne joue le plus ouvertement avec les règle du mélodrame, procédé dont il est généralement peut enclin à profiter. Ici, la fille de Sandorf ignore qui sont ses vrais parents, l'une des héroïne (madame Bathory) tombe subitement folle et guérit tout aussi subitement grâce à Sandorf, des coïncidence improbables ont lieu...

    C'est aussi le grand roman de la Méditerrané. Tout évolue autour d'elle, et l'exotisme cher à Verne y est réduit aux rives de la Mare nostrum, Trieste, l'Etna, la Dalmatie, Malte, Carthage, Ceuta, Tétouan, la Céphalonie et même Monaco accompagnent la vengeance du Hongrois.

    De cette balade, Verne, dans la troisième partie surtout, tire les longues digressions encyclopédiques qui faisaient recommander ses œuvres aux enfants. Cette fois pourtant, il flâne :  Sandorf se promène, revient sur ses pas, erre d'un pays à l'autre, et n'a plus la rigueur géographique qui menait Phileas Fogg ou les patrons de la "Jaganda" d'un point A à un point B... Un simple détail qui fait aussi du rebelle magyar l'un des héros les plus libres de Verne.  

     


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    Dans la petite ville imaginaire de Luktrop, officie le docteur Trifulgas, qui ne s'intéresse qu'à l'argent de ses patients. Un soir de pluie et de vent, on frappe à sa porte. C'est la fille du craquelinier Vort Kartif qui vient réclamer ses bons offices pour son père. Mais Vort Kartif est pauvre, et le médecin la renvoie. C'est au tour de la femme du craquelinier de tenter une démarche, tout aussi inutile. Enfin, la mère vient offrir cent vingt fretzers à Trifulgas. Ce dernier, de son plein gré se décide à rendre visite à Vort Kartif.

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    Frritt Flacc est, après Gil Braltar, la nouvelle la plus courte que Jules Verne ait écrite et semble remonter à une commande de la rédaction du Figaro Illustré dans lequel elle fut publiée en décembre 1884.  Finalement, Frritt Flacc est éditée en 1886 pour compléter matériellement un autre volume d'un autre roman considéré comme trop court, un billet de loterie.

    Son caractère insolite et fantastique en apparence étranger à l'oeuvre de Verne ne peut pas cacher que Frritt Flacc fait bien partie, par son esprit, des Voyages extraordinaires. Si la position géographique reste floue, la nouvelle réunit trois aspects essentiels de la géographie vernienne : la mer, le volcanisme et l'orage, représentant quatre éléments de la nature (eau - feu - terre - air). Un volcan en arrière-plan domine la scène éclairant de son feu le passage du médecin vers les enfers.   

    Frritt-Fracc est bien l'histoire du châtiment d'un homme de la science adonné sans réserve au matérialisme, qui a oublié la destination humaniste de sa science qu'est la médecine. 

    Frritt-Fracc nous montre le rapport entre le médecin et les récits à effets fantastique au XXè siècle. En effet, le docteur Trifulgas peut nous apparaître comme le double inversé des habituels médecins. S'il n'est pas superstitieux, il ne croit à rien, même pas à la science, excepté pour ce qu'elle lui rapporte. Il vit dans un déni total de son rôle, conservant seulement sa position sociale pour son savoir et sa pratique. Sa cupidité le mettra face à sa propre mort. Il se voit en train de se soigner et il se meurt entre ses mains.

    L'invention linguistique participe ici de l'imaginaire d'un territoire aussi mystérieux qu'insolite. La sonorité de ces mots étranges, si elle surprend, demeure cependant mélodieuse et invite au voyage. Il nous importe peu de savoir quelle réalité se cache derrière ces mots inconnus. Car le résultat est saisissant : dès l'amorce du récit nous sommes transporté dans un autre monde, une autre géographie, une autre langue. 

    Jules Verne transpose son récit dans un univers étrange, fantastique, qui renforce le tragique de la situation, car le médecin, qui renie ici son serment d’Hippocrate, fait route vers sa propre mort. Un récit digne d'un Edgar Poe ou d'un Hoffman. Par son comportement, le médecin précipite sa propre destinée. Mais il ne le sait pas.  

    Pour développer ce sujet, Jules Verne a recourt au motif du sosie, qui dans son oeuvre, est souvent lié au crime et au châtiment (La maison à vapeur - Nord contre sud - Famille-sans-nom). Avec cette nouvelle, Verne se plonge plus particulièrement dans le sillage de deux de ses auteurs préférés ; Charles Dickens et Edgar Poe, et adopte leur approche moralisatrice du conte fantastique. Du Chant de Noel de Dickens, Verne emprunte le personnage de l'égoïste Scrooge/Trifulgas confronté par trois apparitions successives à sa propre perte ; si Scrooge arrive à changer sa vie et à devenir un être bon et bienfaisant, il n'en est pas ainsi de Trifulgas qui meurt par la mort de son sosie comme William Wilson de Poe, l'autre modèle littéraire.  

     

     





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